Du héros

BergsonQu'un génie mystique surgisse ; il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l'âme par lui transfigurée. Il voudra faire d'elle une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrer de la nécessité d'être une espèce : qui dit espèce dit stationnement collectif, et l'existence complète est mobilité dans l'individualité. Le grand souffle de vie qui passa sur notre planète avait poussé l'organisation aussi loin que le permettait une nature à la fois docile et rebelle. On sait que nous désignons par ce dernier mot l'ensem­ble des complaisances et des résistances que la vie rencontre dans la matière brute, - ensemble que nous traitons, à l'exemple du biologiste, comme si l'on pouvait lui prêter des intentions. Un corps qui comportait l'intelligence fabri­catrice avec, autour d'elle, une frange d'intuition, était ce que la nature avait pu faire de plus complet. Tel était le corps humain. Là s'arrêtait l'évolution de la vie. Mais voici que l'intelligence, haussant la fabrication de ses instruments à un degré de complication et de perfection que la nature (si inapte à la construction mécanique) n'avait même pas prévu, déversant dans ces machi­nes des réserves d'énergie auxquelles la nature (si ignorante de l'économie) n'avait même pas pensé, nous a dotés de puissances à côté desquelles celle de notre corps compte à peine : elles seront illimitées, quand la science saura libérer la force que représente, condensée, la moindre parcelle de matière pondérable. L'obstacle matériel est presque tombé. Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s'arrêter. Vienne alors l'appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. Du même coup s'éclaircira pour toute philosophie le mystère de l'obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l'interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu'on voulait déjà. C'est toujours l'arrêt qui demande une explication, et non pas le mouvement.

-----------------------

P 191